>> A l’occasion de la réédition des 8 albums studios de Dominique A, un texte sur « Comment Certains Vivent », l’une de ses chansons qui m’aura le plus marqué.
Ce sont toujours les textes qui nous montrent le chemin lorsqu’on se replonge dans les chansons de Dominique A ; les mélodies, aussi poignantes soit-elles, sont trop discrètes pour oser se manifester. On pense à des mots (raccourcis et impasses) et à des phrases (Ils reviennent sur des lieux où ils ont mal vécu) et naturellement la première chanson qui vient à l’esprit est celle qui nous a le plus hantés. J’aurai aimé que MA chanson de Dominique A découle d’un choix plus original, plus étonnant, mais voilà, « Comment Certains Vivent » a beau être l’un de ses titres les plus évidents (non seulement il ouvre « Remué » son meilleur album avec « La Musique », mais surtout il donne son nom à son site Internet), il n’en reste pas moins un hymne distordu et complexe, sur lequel on a envie de discourir des heures.
Pourtant, cette fameuse évidence, j’ai mis du temps à me l’approprier. Comme un enfant qui, à partir du seul mot retenu dans une phrase trop longue pour lui, confère aux paroles des desseins fallacieux, je passais à côté de « Comment Certains Vivent » à cause d’un simple détail : Et s’abrutissent un peu, et vont se recoucher. Dans mon inconscient, le verbe « abrutir » se référait systématiquement à l’idée de l’abrutissement télévisuel, et du coup je me focalisais sur l’intuition idiote que Dominique A y dénonçait maladroitement, comme tant d’autres avant lui, cette fameuse médiocrité humaine que les plus littéraires aiment si aisément moquer. Ce n’est qu’en m’enfonçant dans l’intimité des autres chansons de « Remué » que j’ai pu découvrir la signification de « Comment Certains Vivent ». On ne peut pas presser son cœur contre les paroles de « Pères » et « Avant l’enfer », sans réaliser qu’il y a plus de confession et d’amour que de haine et de fustigation dans « Comment Certains Vivent ». Ici il s’interroge sur la manière dont nous devons réagir face aux hommes aux choix irraisonnés (Comment veux-tu les suivre ?), tout en laissant sous-entendre que nous sommes tous habités par ces mêmes choix irraisonnés. Ce n’est pas une chanson sur les crétins et les inconscients, c’est une chanson sur la faiblesse humaine, une faiblesse que nous devons tous fatalement partager : Qui n’a jamais réalisé d’actions inutiles par peur de ne pas en avoir fait assez ? Qui n’a jamais tenté le tout pour le tout ? Qui ne s’est jamais réveillé le matin avec l’impression de porter le poids du monde sur ses épaules ? Qui ne s’est jamais réveillé accablé par l’incapacité d’affronter la vie ? Qui ne s’est jamais levé l’après-midi parce qu’il se sentait trop faible pour se mouvoir dans le matin ?
Prendre un raccourci et se retrouver dans une impasse, c’est pathétique, mais c’est l’histoire de la vie. Souvent je me demande comment les gens vivent avec cette nature qui nous pousse dans le chemin inverse de la raison, avec cette mollesse qui nous empêche d’agir comme il le faudrait. Et alors j’ai de la pitié pour ces gens-là : j’ai l’impression qu’ils se noient dans un verre d’eau et qu’ils se débattent à couper les herbes d’une pelouse déjà tondue. Mais in fine, je découvre toujours que c’est surtout de moi-même que j’ai pitié. Pourquoi s’obstiner à reconquérir cette fille qui ne veut plus de vous ? Pourquoi vérifier trois fois si sa porte est bien fermée ? Parfois nécessité et tocs se confondent, et oui nous devenons ridicules. Mais n’est-il pas plus touchant de miser sur des chevaux aux pattes ankylosées ? Préférions-nous miser sur la perfection, sur les favoris de toujours ? Pas de point d’interrogation ici, juste une affirmation.
Pour moi, « Comment Certains Vivent » est une parfaite illustration des fêlures et des doutes de Dominique A : il reste perplexe face à une ineptie, tout en soulignant bien combien elle est corolaire de notre humanité. D’ailleurs tout « Remué » et le contexte dans lequel il le publie sont une illustration de cette chanson. Alors que la rationalité aurait dû le pousser à creuser la veine de « La Mémoire neuve » afin de transformer l’essai et de se révéler comme une icône populaire, il prend la première sortie et se détourne de cette autoroute tracée. De peur d’être catalogué, il brise le miroir du succès et mange dans la seule assiette qui n’était pas lavée, celle d’un rock noisy et à fleur de peau qui rebute autant qu’il attire. Lui non plus n’aime pas la perfection : il préfère les chansons mal finies à celle qui ont été retravaillées jusqu’au boutisme en studio. Le parallèle devient de plus en plus évident lorsque cet homme qui a volontairement fait bifurquer sa carrière dit : Et s’étonnent après qu’il n’y ait personne au rendez-vous. Peut-être que lui aussi trouve qu’on l’oublie, qu’on ne le soigne pas assez. Pourtant, il se fait toujours tout petit et ne peut en dire un mot ; il a surement trop d’humilité pour ça.
Dans « Comment Certains Vivent », les guitares se font l’écho de cette complexité humaine et se tordent à la fois de douleur et de joie. L’influence de Sonic Youth n’a rien d’anecdotique, au contraire, elle affirme et le refus des carcans et la volonté d’une plus forte cohésion entre le fond et la forme. Et puis il y a cette voix. En 1999, on sent que Dominique A ne s’est toujours pas familiarisé avec cette voix, qu’il se bat encore contre elle et qu’il a quelque-chose à se prouver à lui-même. Alors il la pousse sur cet album où pourtant tous les mots sont si anguleux et si difficiles à chanter. Et du coup, lorsque de ses tripes s’échappe le « Oh, comment certains vivent ? », celui-ci sort du morceau et se place au-dessus de la musique, comme dans une incantation de David Tibet au sein de Current 93.
Cette chanson est une nouvelle à elle toute-seule. Lors de la sortie du recueil de textes « Tout sera comme avant » où Dominique A avait réuni 16 auteurs pour 16 textes inspiré des chansons du disque du même nom, il avait été plaisant de faire le chemin inverse : de la musique à l’écriture, et non de l’écriture à la musique. « Comment Certains Vivent » aurait typiquement pu se prêter à l’exercice : on y aurait suivi un homme qui se lève trois stations avant pour être sûr de ne pas louper son arrêt ; on aurait raillé son espoir quotidien d’un jour tomber par hasard dans le métro sur la femme de sa vie, une femme qui bien évidemment ferait le premier pas ; on aurait trouvé ses peurs absurdes et ses convictions gênantes ; et, à force de rire de ce portrait, on se serait souvenu du courage qu’il faut pour vivre juste normalement, avec tous ces défauts et ces maladresses dont nous ne savons que faire.
Le tout aurait été signé d’un prénom sans majuscule, d’une initiale en minuscule et d’un point ; une manière de nous rappeler à la discrétion, une astuce pour signifier que nous ne sommes qu’une petite chose dans un grand tout, et que cette chose est finie.
Comment Certains Vivent. Comment vis-tu. Comment je vis.