En se plongeant dans les compositions froides de « Biophilia », presque lissées par la perfection, on s’imagine d’abord être transporté dans une société futuriste où les robots auraient remplacés les humains dans leurs tâches quotidiennes : on ne parle plus de compositions, mais de conceptions et c’est dans cette interstice que ce situerait la proposition artistique de « Biophilia ». On pense à Philip K Dick mais pas encore à « Do Androids Dream of Electric Sheep? » ; on se rappelle le début de « L’Homme bicentenaire » de Isaac Asimov, mais on en oublie la fin. On imagine des intelligences artificielles qui restent à la lisière des émotions, et alors on se méfie ; oui, on se méfie profondément de cette inhumanité que dégage des chansons comme « Virus » et son xylophone créé par des machines dénuées de chair et de sang. On imagine un monde sans âme et sans spontanéité, où le touché des instruments aurait été remplacé par la rigidité rassurante des lignes mélodiques synthétiques qu’on modifie d’un coup de doigt sur une tablette. On se laisse prendre au jeu de la théorie du complot, on voit la guerre partout, on ne possède pas encore la vision globale du message. « Biophilia » joue sur notre peur de l’avenir, sur cette vision apocalyptique d’un futur décharné où les robots nous auraient privé de notre humanité : et c’est en nous confrontant, nez à nez, avec celle-ci que Björk va exposer, peu à peu, l’utopie artistique d’un avenir à la fois simple et complexe, naturel et structuré.
Avant même de comprendre « Biophilia », on se laisse aveugler par son champ lexical, par ces mots qu’on prend par le mauvais bout de la lorgnette ; iPhone, iPad, installations, performance, multimédia, transoeuvre… autant de mots qui ne servent pas de dérivatifs, mais qui permettent de souligner les questions posées par le disque. Les applications de « Biophilia » ne précisent pas le sens, elles sont juste des racines qui s’insinuent toujours plus loin dans la terre ; on peut au mieux les voir comme un prolongement, mais surtout pas comme le centre d’un système. Il y a bien une cosmogonie créée autour de « Biophilia », mais celle-ci n’est pas directive et bornée : on a plus affaire à la mythologie orphique qu’à la mythologie grecque. Dans une cosmogonie, les détails participent autant que la matière principale à créer l’univers, mais n’oublions pas que ces détails ne sont qu’une manière de le densifier, de lui donner du corps, et non la finalité de la démarche. Il y deux œuvres qui se juxtaposent ainsi dans Biophalia : l’œuvre pérenne et l’œuvre de l’instant. Si elles se complètent et ne se jugent pas séparément, c’est une erreur de penser que Björk a conçu ces dix chansons comme un simple prétexte à une exploration des nouvelles technologies.
Du coup, au niveau musical, « Biophilia » se laisse d’abord appréhender comme une négation du songwriting : les mélodies sont vaporeuses et prêtes à mourir à la première coupure d’électricité. C’est la mort de l’enfance : il n’y ni jubilation ni gaminerie ici. Björk y a perdu toute espièglerie : elle ne danse plus, elle ne s’émerveille plus face à ses nouveaux jouets et les concepts sont traités de manière formelle sans autre excitation. Serait-ce un album de l’austérité ? Et puis soudain, on se souvient. Björk est toujours cette enfant qui essayait coûte que coûte de reproduire les sons de la lave, qui coulent sur « Homogenic ». La différence entre ses premiers albums et « Biophilia » ? C’est qu’aujourd’hui son projet est arrivé à son terme. C’est pour cela que l’album parait si froid : auparavant la science intervenait dans ses chansons comme un gimmick, comme une fenêtre ouverte sur ailleurs ; aujourd’hui, elle est au cœur des compositions, mais elle n’a pas pris pour autant le pas sur l’émotion humaine, non elle a juste enfin trouvé le juste équilibre avec celle-ci. Tout s’illumine alors : d’un côté il y a cette petite fille, cette apparition fantasmagorique qui se fond dans la nature, qui essaye d’en décrypter le langage secret, de donner un sens à la musicalité de la pluie qui tombe ; et de l’autre, il y a cette femme qui aime les boutons et les interfaces, les circuits électriques et les patterns. Et c’est tout ce paradoxe, entre passé et présent, qui s’exprime dans « Biophilia » : les rythmiques organiques face aux algorithmes complexes, l’innée contre l’expérience ! Mais ce duel n’est pas un combat ! Bien au contraire, il s’agit d’une rencontre, d’une fusion entre deux termes antagonistes ! Préférer l’un à l’autre, c’est renverser la balance et modifier les proportions, c’est nier ce travail réalisé au milligramme prêt, c’est jouer le jeu des classes et oublier que peu importe l’origine de la musique (acoustique ou digitale, rêvée ou issue du field-recording), seuls comptent les points d’intersections esthétiques.
En réussissant à altérer la binarité de l’univers, Björk propose un langage commun à même de créer de nouvelles passerelles : la biologie cellulaire se superpose à l’astronomie et à l’étude des étoiles, l’infiniment petit rentre dans le même champ d’analyse que l’infiniment grand ; les zones de frictions qui génèrent l’impossibilité de communiquer sont réduites à de simples zones de perturbation que l’humain moderne, en conciliant nature et technologie, sera capable de comprendre, de décrypter et d’annihiler. C’est pour cela que « Biophilia » est l’album de Björk qui se revendique le plus du courant minimaliste : tout en démontrant l’étendu du panel d’outils mis à leur disposition, les chansons cherchent à devenir le plus petit dénominateur commun des sciences humaines.
Les instruments hybrides (Tesla coil et Gameleste…) inventés pour l’occasion ne sont alors nullement des gimmicks, mais bien des totems de cette profession de foi ! Il faut se visualiser cette artiste qui, accablé par l’absence de communication entre les deux facettes de sa personnalité, a dû attendre que la technologie apporte une réponse à sa manière de composer. Ce n’est plus d’abord l’inspiration de la nature et ensuite la tentative de recréer celle-ci, c’est la création immédiate comme si les ordinateurs permettaient d’absorber son environnement pour travailler à partir de celui-ci.
Pourquoi y avait-il une telle nécessité pour Bjork à atteindre, en 2011, l’objectif dont elle a, au fond, toujours rêvé ? Depuis trois albums, on sentait que Björk évitait soigneusement de concrétiser ce qui avait été amorcé sur « Vespertine » en 2001. Chacun à leur manière, « Medúlla », « Drawing Restraint 9 » et « Volta » étaient des moyens de repousser l’avènement, de prolonger un peu l’attente. On aurait dit des saisons intermédiaires destinées à nous faire patienter, des saisons qui freinaient des quatre fers pour ne pas se rapprocher d’une conclusion hâtive. Il s’agissait de faire durer le plaisir avant la résolution finale. Ces trois albums auront été des dérivatifs : « Medúlla » n’existait qu’au travers de son concept d’orchestre à voix humaine ; « Drawing Restraint 9 » n’existait qu’au travers des images de Matthew Barney ; « Volta » n’existait qu’au travers de ses collaborations qui servaient de régulateurs, mais aussi d’inhibiteurs aux pulsions de Björk. On s’en souviendra comme des explorations dont l’islandaise n’aura ramené que le strict nécessaire. Car on retrouve dans « Biophilia », le concept et l’amour des voix (la chorale de « Thunderbolt »), les images et l’alchimie avec le visuel, et enfin les collaborations excitantes (Matthew Herbert, Zeena Parkins), mais tout cela n’est jamais un leitmotiv, seulement une brique de plus dans le projet.
Le déclencheur ? Ce qui fait que « Biophilia » n’apparait que maintenant et qu’il n’aurait pas pu surgir à une autre date ? C’est peut-être au niveau du candida (ce champignon qui a attaqué la gorge de Björk et infesté ses sinus) qu’il faut chercher la réponse : Björk a été trompée par la nature et a failli y perdre sa voix ; puis, elle a été sauvée par celle-ci et a retrouvé autre chose – ; le chant contre les nodules, une belle extrapolation des enjeux qui se jouent dans « Biophilia ». Depuis, l’islandaise a dû adapter sa voix à sa nature, et se poser des limites tout en emmenant celle-ci ailleurs : c’est comme si la nature l’avait rappelé à moins de démesure, à moins d’emphase. La voix de Björk a perdu en grandiloquence ce qu’elle a gagné en cohésion et en apaisement ; et on assiste alors à une lutte contre ses propres démons vocaux sur « Dark Matter ». A ce titre la chanson « Virus » est évocatrice :
Like a virus needs a body and soft tissue feeds on blood
Someday I’ll find you, the urge is here
Like a mushroom on a tree trunk as a protein transmutates
I knock on your skin and I am in
The perfect match, you and me, I adapt, contagious
You open up, saying welcome
Like a flame that seeks explosives as gun powder needs a war
I feast inside you, my host is you
The perfect match, you and I, you fail to resist
My crystalline charm, you do
Like a virus, patient hunter
I’m waiting for you, I’m starving for you
My sweet adversary, my sweet adversary
My sweet adversary
La nature est l’hôte de la nature, et il se crée une relation ambigüe qui, malgré les apparences, débouche sur une relation intime et équilibrée. Et les cheveux rouges de l’artiste deviennent une métaphore de l’infection des champignons et du traitement qui a suivi : la Björk qu’on voit sur la pochette, c’est celle qui a été contaminé par la nature, et sauvée par l’association de la nature et de la science, un être hybride à la fois mécanique et recouvert de matière végétale. Il faut alors voir la technologie non pas comme un outil à déshumaniser, mais au contraire comme un moyen de nous rapprocher de la nature.
Si « Virus » est l’impulsion de « Biophilia », « Cosmogony » en est la finalité : And they say back then our universe / Wasn’t even there until a sudden bang / And then there was light, was sound, was matter / And it all became the world we know. Pas notre univers d’aujourd’hui, non, celui de demain ; la mise en place d’un nouvel éco-système. Cette nouvelle cosmogonie doit déboucher sur la naissance de l’être hybride : il s’agit d’un album humanoïde, qui serait à la musique ce que le Cylon est à la race humaine ; c’est la partie futuriste du « The Fountain » de Daron Aronofsky. Au premier abord, les chansons ont l’apparence de fanfares mécaniques (« Hollow ») : les basses sont d’une rare profondeur et il y a du perfectionnisme dans le sound-design ; mais derrière la rigidité du son et la froideur du rendu, il y a toujours une émotion humaine désarmante qui se loge, comme sur « Mutual Core ». On sent les deux langages qui se rencontrent et qui se stabilisent : si l’un prend le dessus, l’autre vient contrebalancer, si la première partie de « Cristalline » se fait trop sucrée, la fin breakcore viendra nier par la rupture le tiraillement dans une direction unique. Björk n’évite alors pas la mélodie, elle la temporise. Ses recherches la conduisent non pas à l’élaboration de concepts, mais à la structuration de ceux-ci ; on est déjà au-delà de la théorie, on est dans le prototype : c’est la mort du songwriter au profit du créateur. Certes, Björk n’est pas la première artiste à nier la pop après avoir exploité tous les rouages de celle-ci – Scott Walker et David Sylvian l’ont largement précédé –, mais elle propose une évolution de celle-ci qui passe par l’intégration à un système plus complexe et non par la destruction.
Ce système plus complexe passe aussi par une mise en perspective du territoire. A plusieurs niveau « Biophilia » résonne avec les lieux de vie, qu’il s’agisse de Puerto Rico, où l’album a été composé, ou de l’Islande. On ressent l’humidité de l’un et la mélancolie de l’autre. Ce rapport intrinsèque avec le territoire place aussi« Biophilia » en perspective de crise actuelle de l’Islande, comme si Björk cherchait à démontrer que l’avenir du pays se loge dans un mix entre ses valeurs écologiques de toujours et son intégration au système mondial : ne pas avoir peur des mutations, mais ne jamais non plus se renier.
Alors oui, il y a bien sûr une forme de prétention à vouloir concilier dans le même disque un département de recherche et développement en musicologie et une chair de philosophie écologico-musicale – et c’est probablement pour cela que Björk tempère le sérieux de ses réflexions par une imagerie grandiloquente et des instrumentations réalisées par des armées de jouets en mouvement –, mais quelque-soit la manière dont on nuance ces ambitions, « Biophilia » s’impose comme une œuvre riche, cohérente et fidèle à une vision, et comme l’étape logique faisant suite à « Vespertine ».
Le générateur de la ville vient de lâcher, les batteries se secours viennent de s’enclencher, on allume une bougie et on s’allonge sur le parquet végétal de notre prison céleste. L’air est frais et dense. Dans l’obscurité naissante, les dernières notes de « Solstice » nous font prendre conscience de notre humanité et de la matérialisation de celle-ci au travers de circuits électriques ; et enfin on s’endort avec la certitude que demain n’est pas la fin.