ALEXANDER TUCKER – Dorwytch

Chronique

Ce ne sont pas tellement les chansons qui comptent pour Alexander Tucker, mais l’engagement émotionnel qu’il met dedans : chaque boucle porte des semaines de réclusion volontaire, chaque ligne de guitare s’accompagne de souvenirs d’hier et de demain. Sans les chansons, on a l’impression qu’il ne resterait plus rien ; s’il s’écoutait, Alexander Tucker aimerait probablement ne jamais mettre fin à ses titres et les laisser tourner à l’infini (« Sill »).

Au début des années 90, Alexander Tucker a mené plusieurs fois à la bataille Suction, son groupe de hardcore fortement influencé par Ian MacKaye et Michael Gira (soit deux des musiciens qui auront le plus compté pour moi). Il en est sorti blessé, mais aussi plein de nouvelles amitiés ; on sent alors le type qui, avec ses potes, se raconte des histoires de guerre, le soir, au coin du feu. C’est un des paradoxes de sa folk qui aime le drone, le doom et les cordes : elle est à la fois misanthrope et pleine sollicitude pour les hommes.

Alors qu’il produit une musique incroyablement tournée sur elle-même, égoïste et intime, à la limite de l’auto-psychanalyse, Alexander Tucker n’arrive pas, humainement parlant, à avancer seul : de Daniel O’Sullivan (Ulver et Guapo) à Stephen O’Malley (Sunn O))) et Khanate), de The Stargazer’s Assistant à Grumbling Fur, il multiplie les projets, les collaborations, comme si chacune de ses introspections le vidait au point qu’il ne puisse continuer sans faire une pause, sans partager un moment la vie avec les autres. Ainsi va sa vie ! Et ainsi s’alternent les moments de solitude, où seul compte le travail au fond de son Kent natal, et les moments de connivence où il se régénère en prenant appui sur les épaules de ses camarades. Pourtant, ce n’est pas comme s’il n’y avait pas d’invités sur « Dorwytch », c’est juste qu’ils sont utilisés comme de simples instruments, comme des couches qu’on rajoute et que l’on dissimule plus ou moins discrètement dans la toile sonore. Ces invités interviennent comme un antidote ponctuel à la plongée d’Alexander Tucker en lui-même ! Nul doute qu’il aurait, par exemple, pu enregistrer seul les parties de Duke Garwood. Seule la batterie de Paul May semble ici indispensable, et encore elle se place souvent en dehors des chansons, comme s’il avait eu carte blanche pour rajouter à postériori des partitions improvisées.  De même, si la voix de Jess Bryant se pose comme un marche-pied vers la lumière sur « Red String », on sait qu’Alexander Tucker  aurait pu seul réussir son saut. Au final, l’anglais est un solitaire, qui aime trop les gens pour s’en passer.

Chargé du poids de lui-même, chargé de l’aide que cherchent à lui apporter ses amis, Alexander Tucker  ploie parfois sous ses propres ambitions et noircit tellement les dessins que les jeux d’ombres disparaissent. Il y a à la fois le en-soiet le pour-soi dans « Dorwytch », et on n’arrive plus à faire la différence entre les chansons ! C’est un véritable chaos, répétitif et lancinant, qui se referme bientôt sur nous, comme il s’est refermé sur son auteur. La voix rappelle toujours Maynard James Keenan et l’on se retrouve dans un monde parallèle où Tool aurait préféré les hordes de violons à l’électricité tranchante. C’est une ode aux ambiances hantées ; et, sur « Gods Creature », Alexender Tucker devient un spectre qui se cache au cœur des instruments : son âme prisonnière danse de manière lancinante ; comme tous les fantômes, il sait prendre son temps et laisse sa voix arriver au dernier moment pour infliger une divine et inattendue envolée lyrique (« Pearl Relics »).

Quelque-soient les ambiances, quelque-soit l’intensité, c’est toujours à la guitare d’ Alexander Tucker qu’on finit par revenir ! On s’y rattache, non seulement par goût pour les mélodies dangereuses, mais aussi à cause de son unicité. Comme chez Mark Kozelek, on reconnait cette alchimie avec l’instrument, et cette technique qui s’efface sous la tristesse.

Etrangement, plus Alexander Tucker plonge en lui-même, plus il ouvre les portes de son monde à l’auditeur. « Dorwytch » est ainsi de loin son album le plus facile d’accès, comme si sa première réaction, après avoir trouvé une nouvelle porte au sein de son subconscient, était de nous faire un double des clefs. On l’imagine alors toucher le fond lors de son sixième album, un fond qui sera lumineux, un fond qui le rapprochera encore de sa vraie nature.

À propos de l'auteur :
Benjamin

Cofondateur de Playlist Society (revue culturelle et maison d'édition), Benjamin est le responsable éditorial de Société Pernod Ricard France Live Music depuis 2008. En 2015, il a publié "Le renoncement de Howard Devoto", une bio-fiction, à la gloire du fondateur des Buzzcocks et de Magazine, qui retrace la genèse du mouvement punk en Angleterre.

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